IV

C’est l’après-midi où ce type C est venu nous casser les pieds, dit Maggie, tu te rappelles, avec son assistant qui avait une tête de boxeur, en tout cas bien plus sympathique que la sienne, ce type C avait des yeux qui me faisaient froid dans le dos, je me souviens, dit Lisbeth, étendue sur un des deux lits jumeaux de la chambre qu’elle partageait avec Maggie, il faisait encore chaud, le store tamisait à peine le soleil, Lisbeth était en culotte et en soutien-gorge, grande, forte, blonde, athlétique, le visage bien construit, le front large, la mâchoire carrée, elle avait l’air d’un très beau garçon, intelligent et volontaire, qui au dernier moment se serait trompé de sexe, même sa forte poitrine ne réussissait pas à lui donner tout à fait l’air d’une femme, elle était soulevée sur son coude et tirait sur sa cigarette d’un air compétent en fixant ses yeux bleus, attentifs, sur Maggie, je me souviens parfaitement, dit-elle de sa voix nette, Arlette est entrée avec eux dans le labo, elle avait un nouveau costume de bain qui mettait en valeur son joli petit corps, et moi, je t’ai tenu compagnie sur les radeaux du bassin, eh bien, c’est ce jour-là qu’il a rompu, dit Maggie, il est revenu tard, très tard, il avait son air fermé et il m’a dit : quand Mrs. Ferguson téléphonera à nouveau, vous répondrez que je ne suis pas là, je me suis levée, j’ai fait un effort inouï pour ne pas sourire d’une oreille à l’autre, et j’ai dit : pour combien de temps ? il a haussé les sourcils d’un air distant, eh bien, dis-je, il faut quand même que je sache, c’est une consigne temporaire ou une consigne permanente ? vous verrez bien, dit-il, et rien qu’à son air, j’ai compris que c’était définitif, tu penses si j’étais heureuse, je ne sais pas ce qu’elle lui a fait, mais il était furieux, c’est un peu plus tard, en y réfléchissant, que je me suis demandé si c’était tellement bon, cette rupture, je me le demande aussi, dit Lisbeth, les sourcils froncés, elles se regardèrent et se turent, elles ne savaient pas au juste si elles pensaient tout à fait la même chose, même leurs yeux cessèrent de s’accrocher, plusieurs secondes coulèrent, elles avaient l’air, face à face, de deux chattes circonspectes qui tout d’un coup rentrent leurs griffes dans leurs pattes, cachent leurs pattes sous leur poitrine en s’asseyant, et ferment à demi les paupières,

c’est aussi l’avis de Bob, dit Maggie, tu sais comme il est fin, il me comprend avant même que j’aie parlé, c’est inouï, la communication qu’il y a entre nous, un simple regard suffit, au fond, nous n’avons plus besoin de mots, ça me rappelle tout à fait le genre de rapports que j’avais avec James Dean, ce pauvre James, je le revois encore, assis dans le vieux fauteuil en cuir de tante Agatha à Denver, fixant sur moi ses yeux tristes sans dire un mot, tu te rappelles les yeux pathétiques qu’il avait, chargés pour ainsi dire de toute la tristesse du monde, pour en revenir à Bob, ce n’est pas tout à fait le même problème, il est si timide, il a à ce point horreur des démonstrations de sentiments que je ne sais même pas si je pourrai annoncer nos fiançailles cet été, comme je le pensais, mais dit Lisbeth en levant un sourcil, est-ce qu’il a vraiment ?… mais voyons, tu n’y penses pas, dit Maggie en dardant en avant son visage rougeaud et ses grosses lèvres boursouflées, ce n’est pas du tout le genre de Bob, il n’a même pas essayé de m’embrasser, il est si délicat, jamais un geste, il est tout en demi-teintes et en nuances, tiens, l’autre jour, on faisait une partie de lèche-carreaux en ville tous les deux, il est tombé en admiration devant un petit chemisier blanc rayé noir, et il a dit : ce qu’il est mignon, il a une allure folle, ce que j’aimerais l’acheter, je me mets à me tordre, oh, Bob, tu aimerais porter un truc pareil ! ma chère, il a piqué un fard, il a rougi jusqu’aux oreilles, et il m’a dit très vite en détournant la tête, mais non, voyons, je pensais à toi, je pensais comme il t’irait bien, j’en suis restée sans voix, tout à fait bouleversée, c’était sa façon à lui de faire allusion à notre vie commune, plus tard, quand nous serons mariés, j’étais si émue que je lui ai pris la main, je l’ai serrée sans rien dire, mais même cela, c’était trop pour Bob, il a dégagé sa main et il a dit d’un ton sec : voyons, Maggie, tu es folle, qu’est-ce qui te prend ?, il est adorable, tu ne trouves pas ?,

oui, oui, dit Lisbeth en baissant les yeux sur sa cigarette, la sueur perlait sur son front, entre ses seins, sous ses aisselles, les chambres ne comportaient pas d’air conditionné, elle tira sur sa cigarette mentholée, et elle pensa avec un soupir : et maintenant, elle va me reparler de James Dean, et de nouveau de Sevilla, et encore de Bob, elle est obsédée, c’est une vraie maladie, si elle n’était pas si bonne fille, je finirais par la prendre en grippe, et si laide, avec ça, elle me donne presque mal au cœur, j’ai toujours envie de prendre mon mouchoir et de lui nettoyer le coin des yeux, je crois, dit-elle en s’asseyant sur le lit, que je vais mettre mon maillot de bain et courir me plonger dans le bassin, Ivan va t’embêter, dit Maggie, tu sais, il devient positivement indécent, sans compter ses morsures et ses coups de queue, oh, je sais bien, il est adorable, si fort, si affectueux, n’empêche, l’autre jour, il m’avait pris la cheville dans la gueule, il a comme tu sais, une petite préférence pour moi, eh bien, il ne voulait plus me lâcher, j’ai même failli boire une tasse, je me demande, dit Lisbeth en se levant et en tordant son bras droit derrière son dos pour dégrafer son soutien-gorge, si Sevilla ne se prépare pas une déception en attendant un miracle de la nouvelle femelle, après tout, si Ivan n’arrive pas à passer du mot à la phrase, je ne vois pas comment un mariage réussi peut l’aider, c’est comme si tu admettais qu’un homme devient tout d’un coup plus intelligent parce qu’il a pris femme, en général, c’est le contraire,

oh, Lisbeth !, dit Maggie en détournant les yeux, elle n’aimait pas la façon dont Lisbeth se promenait nue dans la chambre, Lisbeth était absolument sans pudeur, quand elle changeait de soutien-gorge, elle ne cachait même pas sa poitrine, Lisbeth, poursuivit Maggie, ce n’est pas du tout ça, Sevilla n’a jamais dit une chose pareille, il a dit qu’une femelle donnerait à Ivan confiance en lui et multiplierait son élan créateur, eh bien, dit Lisbeth, quel point de vue égoïste, on croirait vraiment que la femme est un ustensile qui doit aider au travail du mâle après avoir servi à son plaisir, tu vas voir, poursuivit-elle, maintenant que Sevilla a répudié sa femme du monde, il ne va pas tarder à se rabattre sur l’une d’entre nous, Arlette, Suzy, moi, – toi (elle ajouta « toi » parce que Maggie la regardait), afin, comme il dit, de multiplier son élan créateur, j’adore cet euphémisme, reprit-elle avec un rire bref, mais voyons, dit Maggie, de sa voix sérieuse et intense, son lourd visage rougeaud de fille scout brillant de désapprobation, mais c’est l’instinct de la femme d’aider l’homme qu’elle aime, j’aurais épousé Sevilla – tu n’ignores pas, bien entendu, que nous avons failli nous marier il y a un an, mais il n’a jamais pu se décider, au fond, tu sais, c’est un timide, lui aussi, il aurait fallu que je prenne les choses en main, mais tu me connais, j’ai horreur de paraître m’imposer aux autres – eh bien, si j’avais consenti à devenir sa femme, crois-moi, Lisbeth, j’aurais été trop heureuse de travailler jour et nuit pour lui, tu travailles bien assez comme ça, dit Lisbeth, et Arlette aussi, et Arlette n’a pas ta résistance physique, elle se laisse exploiter par lui, voilà la vérité, je me fais beaucoup de souci pour elle, – et pour toi aussi, ajouta-t-elle avec une demi-seconde de retard, vous êtes deux folles, toutes les deux, avec votre Sevilla, et elle est si charmante, si délicate, elle ne pourra être que déçue, tu l’aimes beaucoup, n’est-ce pas ? dit Maggie tout d’un coup,

mais oui, dit Lisbeth avec une légère rougeur sur son visage honnête et carré, c’est une des filles les plus attirantes que j’aie jamais rencontrées, je ne veux pas dire seulement qu’elle est jolie, tu comprends, elle a du charme, du mystère, on frappa à la porte de la chambre et la voix de Bob Manning dit : Maggie, est-ce que je peux entrer ? Mais bien sûr, il ouvrit la porte et s’immobilisa sur le seuil, il n’entrait jamais dans une pièce, il y faisait son entrée, comme un acteur, grand, svelte, gracieux, la tête brune aristocratique, le nez fin un peu busqué, les beaux yeux marron mobiles sous les cils noirs, les longues mains fines pendant au bout des bras flexibles (il ne mettait jamais les mains dans ses poches, il ne croisait jamais ses jambes l’une sur l’autre quand il s’asseyait, il connaissait toujours tout, les romans ésotériques, les films d’avant-garde, la musique dans le vent, les poètes frais éclos), zut, dit Lisbeth le bras tordu derrière elle, veux-tu que je t’aide ? dit Bob avec un délicieux sourire, en gagnant en deux enjambées le milieu de la pièce, sans tâtonner, du premier coup, il rapprocha les deux pans du soutien-gorge et les accrocha, c’est ravissant, ce maillot de bain, dit-il en inclinant la tête sur l’épaule, moi, tu sais, les compliments, dit Lisbeth, il prit un temps, il releva sa jolie tête d’une façon quasi théâtrale et se tint immobile une pleine seconde, déhanché et nonchalant, appuya un long bras contre le mur et dit de sa voix flûtée : écoutez, mes chéries, je vous apporte une nouvelle d’importance, l’épouse que le Professeur Sevilla destine à Ivan vient d’arriver, nous sommes en train de l’introduire dans la demeure de son futur mari, et je pense que, par affection pour Ivan et par égard pour son père Sevilla, vous aimeriez assister à la cérémonie, en outre, le Professeur vous réclame depuis cinq minutes toutes les deux, avec une certaine insistance, est-ce que tu n’aurais pas pu le dire plus tôt ? dit Lisbeth en haussant ses larges épaules.

 

*

 

Nerveuse, inquiète, mais l’œil curieux et ne perdant rien de ce qui se passait autour d’elle, la delphine était allongée sur le brancard et le brancard se balançait au bout du câble que le treuil allait descendre dans le bassin. Ivan se tenait à l’autre bout, à deux pieds environ sous la surface de l’eau, immobile, attentif, sa caudale battant l’eau d’un mouvement imperceptible. Il avait la tête levée vers la delphine et la tournait de gauche et de droite d’un geste souple et puissant afin de la considérer alternativement de chaque œil. Il émettait en même temps, répercutés à l’air libre par le haut-parleur, des sifflements coupés de silences. La delphine n’avait encore répondu par aucun son, peut-être parce que sa position suspendue et le balancement qui en résultait lui donnait des inquiétudes, mais ses paupières, quasi immobiles dans les silences, se mettaient à battre dès que les sifflements d’Ivan retentissaient.

Vêtu d’un pantalon de toile blanche et d’une chemise polo, la silhouette jeune, le cheveu aile-de-corbeau, l’œil noir, vif et impatient, Sevilla se tenait debout à droite du treuil ; Peter et Michael l’entouraient, ils le dépassaient d’une bonne tête, ils étaient en slip, Peter blond et Michael châtain foncé, mais tous deux également athlétiques, bronzés, décontractés, le cheveu court, rasé sur le côté, des fossettes au coin des lèvres, le sourire franc sur des dents parfaites, l’air incroyablement sain, responsable et bien nourri.

Dès que Lisbeth et Maggie apparurent sur le seuil du baraquement, la longue silhouette de Bob se détachant derrière elles, Sevilla leur fit signe d’approcher d’un geste impatient, Lisbeth et Bob pressèrent le pas, et Maggie se mit à courir, elle se sentait vaguement coupable, parce qu’elle venait d’apercevoir Suzy et Arlette à côté des deux garçons. Toute l’équipe était là.

— Je vous ai rassemblés, dit Sevilla en promenant sur eux ses yeux noirs, brillants et gais, parce que je ne voudrais pas renouveler l’erreur dans laquelle je suis tombé pour Mina. Vous vous rappelez, j’étais si sûr que Mina allait s’entendre avec Ivan que je n’avais pas pensé à organiser la surveillance du couple dès le début. La conséquence, vous la connaissez : nous n’avons jamais su ce qui s’était passé entre eux pendant la nuit, en un mot, la raison réelle de leur divorce nous a échappé. Cette fois-ci, nous allons nous montrer plus rigoureux et organiser l’observation par roulement, jour et nuit. Le bassin sera éclairé par ses réflecteurs encastrés dès que le jour tombera. Je vous ai formés par équipes de deux, l’un observant le couple en surface, l’autre par le hublot sous-marin, les deux observateurs pouvant communiquer par fil et enregistrant chacun de leur côté leurs observations sur un magnétophone. Ils disposeront l’un et l’autre de caméras. Chaque équipe sera relevée toutes les deux heures.

« Voici l’emploi du temps, poursuivit Sevilla en tirant un papier de sa poche. 18 h à 20 h : surface, Suzy ; hublot, Peter. 20 h à 22 h : surface, Michael ; hublot, Lisbeth. 22 h à 24 h : surface, Maggie ; hublot, Bob. 0 h à 2 h : surface, Arlette ; hublot, moi-même. 2 h à 4 h : surface Suzy ; hublot, Peter, et ainsi de suite… J’ai prévu le roulement jusqu’à demain midi, mais peut-être devrons-nous le prolonger plus avant. » Maggie affichera l’horaire au tableau.

Il fit une pause et reprit :

— Quelqu’un a-t-il une remarque à présenter ?

Suzy leva la main et Sevilla la regarda avec amitié.

Avec Michael et Arlette, elle faisait partie, en troisième ligne, des trois très bons éléments de l’équipe. Suzy était mince et blonde, avec ce genre de profil harmonieux qui peut faire bon ménage avec le snobisme et la froideur, mais qui, chez elle, en raison de l’expression de ses yeux, donnait une agréable impression de rectitude.

— Je suppose, dit-elle, que des recharges ont été prévues pour les caméras et les magnétophones ?

— J’ai chargé Peter de s’en occuper.

— Et Peter s’en est occupé, dit Peter.

Il regarda Suzy en souriant et elle lui rendit son sourire. Il y eut un silence et Lisbeth dit, avec une note d’agressivité dans la voix :.

— Je remarque que chaque équipe est composée d’un garçon et d’une fille…

— Pourquoi pas ? dit Sevilla en levant ses épais sourcils noirs.

— Et qu’en général, vous avez posté la fille en surface et le garçon au hublot.

— Ce n’est pas exact en ce qui vous concerne, Lisbeth, je vous ai placée au hublot.

— Mais c’est vrai en ce qui concerne les trois autres filles, poursuivit Lisbeth avec l’air de mettre Sevilla en accusation.

Sevilla jeta un regard sur son papier.

— Oui, c’est vrai. Alors ?

— Le poste du hublot étant plus important que le poste en surface, je me demande si votre choix n’a pas été dicté par un préjugé antiféministe.

— Oh, je ne pense pas, dit Sevilla en souriant. Je ne suis pas conscient d’abriter un préjugé de ce genre. J’ai dû réserver le hublot aux garçons et à moi-même parce qu’il était un petit peu plus pénible que la surface.

— Dans ce cas, dit Lisbeth, pourquoi m’avez-vous placée au hublot ?

— Voyons, Lisbeth, vous ne pouvez pas à la fois me reprocher d’avoir été antiféministe en plaçant les trois filles en surface et d’avoir été anti-Lisbeth en vous plaçant au hublot. Il faut choisir.

Il y eut des sourires et Lisbeth dit sans regarder personne :

— Dans ce cas, je choisis, et je répète ma question : Pourquoi suis-je la seule fille que vous ayez placée au hublot ?

Sevilla leva les deux mains en l’air et dit avec impatience :

— Mais je ne sais pas, c’est un hasard.

— En psychologie, dit Lisbeth, il n’y a pas de hasard, il n’y a que des mobiles inconscients.

— Eh bien, dit Arlette avec vivacité, disons que Mr. Sevilla vous a placée au hublot en hommage inconscient à vos qualités athlétiques.

Il y eut de nouveau des sourires. Lisbeth regarda Arlette avec reproche, ses yeux se remplirent de larmes, elle détourna la tête et se tut d’un air buté. Sevilla la considéra une demi-seconde avec attention, puis il embrassa l’équipe du regard et dit d’une voix neutre :

— Si vous désirez modifier entre vous la composition des équipes, bien entendu, je vous laisse toute liberté.

—  Je n’ai rien à redire à la composition des équipes, dit Lisbeth d’un air rageur. Il m’est parfaitement indifférent d’être avec X, Y ou Z.

Elle tourna le dos au groupe et fixa les yeux sur le baraquement comme si elle se désintéressait de ce qui allait se passer dans le bassin.

Il y eut un silence et Sevilla reprit :

— Avant de mettre cette jeune dame à l’eau, je veux ajouter ceci : ne vous croyez pas obligés, parce que vos observations seront enregistrées sur magnétophone, d’adopter un ton officiel et guindé. Exprimez-vous avec le plus grand naturel et la plus grande liberté. Dites absolument tout ce que vous avez envie de dire. De toute façon, ces bandes ne quitteront pas le labo. Et si nous en tirons, dans la suite, une note écrite » nous ferons toutes les coupures nécessaires. Après tout, ce que nous sommes en train de faire, c’est une étude de comportement, et il est fort possible qu’une notation spontanée de l’up d’entre vous apporte quelque chose à notre analyse. Allons-y, Michael. Il est temps de présenter à Ivan sa future épouse.

— Vous ne nous avez pas dit son nom, dit Maggie.

— Mais c’est vrai ! dit Sevilla en frappant ses deux mains l’une contre l’autre.

Il promena un regard autour de lui et dit en souriant :

— Lisbeth, pour bien vous montrer qu’il n’y a pas eu complot contre votre sexe ou contre vous-même, je vous demande de baptiser la femme d’Ivan.

Lisbeth pivota sur ses talons et lui fit face.

— Vous parlez, dit-elle avec aigreur, comme si je souffrais d’une maladie de la persécution.

— Mais pas du tout, dit Sevilla. Ce n’est pas ainsi que j’ai interprété vos remarques.

 

— Alors, comment les avez-vous interprétées ? dit-elle d’un air de défi.

Sevilla leva les deux mains en l’air :

— Je ne les ai pas interprétées du tout !

Il y eut un silence, Maggie darda son lourd visage rougeaud en avant et dit avec vigueur :

— Écoute, Lisbeth, tu ne vas pas recommencer. La pauvre bête attend, dépêche-toi de lui donner un nom.

— Appelons-la Bessie, dit Lisbeth d’un air morne.

 

*

 

dactylographie de l’observation d’ivan et de bessie d’après les bandes du magnétophone, surface et hublot, avant les coupures du professeur sevilla. 6 mai 1970 et nuit du 6 au 7 mai.

Suzy. – Ici, surface. 18 h 5. Le treuil amène Bessie en contact avec l’eau. Ivan ne bouge pas. Michael descend dans l’eau et dégage les nageoires latérales des deux trous pratiqués dans la toile du brancard pour les recevoir. Bessie se laisse faire. Elle paraît calme et ne manifeste plus d’inquiétude.

Peter. – Ici, hublot. 18 h 10. Allô, Suzy, tu m’entends ?

Suzy. – Oui.

Peter. – Je vois parfaitement Bessie, mais où est Ivan ? Il n’est pas dans mon champ.

Suzy. – Il est sur ta droite, tout à fait dans le coin. Il est immobile. Il regarde Bessie. (Un silence.) Quelle heure as-tu ?

Peter. – 18 h 11.

Suzy. – Je règle ma montre sur la tienne. Tu entends les sifflements ? Il siffle et elle répond.

Peter. – Où je suis, je n’entends pas le haut-parleur. Mais je vois très bien Bessie. Elle me paraît moins volumineuse et moins longue qu’Ivan. Sauf quand elle fait le gros dos pour respirer à la surface, elle reste absolument immobile. Il est évident qu’elle va laisser Ivan s’approcher sans faire elle-même les premiers pas. {Un silence.) Son œil brille de ruse féminine.

Suzy. – Oh, Peter ! (Il rit.)

Peter. – 18 h 15. Je voudrais bien qu’il se décide. Que fait-il ?

Suzy. – Il la regarde alternativement de l’œil droit et de l’œil gauche et il siffle. (Un silence.) Il bouge. 18 h 16.

Peter. – Ah, je le vois ! Il est passé à deux mètres d’elle, il la dépasse et tourne autour d’elle. Elle reste immobile.

Suzy. – Il décrit des cercles de plus en plus étroits.

Peter, – Quand il passe devant le hublot » il me la cache. Erreur » en me baissant, je peux la voir. Elle ne bouge pas, elle le suit du coin de l’œil. (Un silence.)

Suzy. – 18 h 20. Je commence à en avoir assez des cercles. Que de cérémonies !

Peter. – 18 h 22. Je viens de prendre une photo. J’espère qu’on verra qu’elle le regarde du coin de l’œil.

Suzy. – Attention. Il s’arrête et vient se ranger à côté d’elle, bord à bord. On dirait deux bateaux ancrés à couple. 18 h 25.

Peter. – Bessie me cache en partie le bord à bord. Mais je distingue la queue d’Ivan derrière la sienne. Est-ce que sa tête est au niveau de celle de Bessie ?

Suzy. – Oui.

Peter. – Alors, il est nettement plus grand qu’elle. Je la vois très bien. Elle bat des paupières.

Suzy. – Tu plaisantes !

Peter. – Pas du tout. Je dis ce que je vois : elle bat des paupières. Qu’est-ce qu’il fait ?

Suzy. – Il frotte le côté de sa tête contre la sienne. Je vais prendre une photo. Je n’ai pas eu le temps. Elle démarre.

Peter. – Je la vois parfaitement. Elle s’éloigne de lui ; Ivan ne bouge pas.

Suzy. – Il ne bouge pas, mais il jappe. Il n’est pas content.

Peter. – Quel genre de jappements ?

Suzy. – Brefs, violents, suraigus. Il la rappelle. Il n’a pas l’air commode. Elle revient. 18 h 30. Il se place contre elle bord à bord.

Peter. – Je les vois très bien. Ivan est presque contre mon hublot. Bessie est de l’autre côté. Ivan me regarde. Pour un peu, je dirais qu’il me fait de l’œil ! Je prends une photo. Je voudrais fixer son expression.

Suzy. – Ils démarrent de compagnie.

Peter. – Je ne les vois plus.

Suzy. – Ils tournent en suivant le périmètre du bassin dans le sens des aiguilles d’une montre. 18 h 35.

Peter. – Je les vois passer.

Suzy. – Il s’est placé entre le côté du bassin et elle, peut-être pour lui éviter de se cogner contre les parois. Il doit penser qu’elle ne connaît pas le bassin aussi bien que lui.

Peter. – Oui, je crois que tu as raison.Il se tient un peu en avant d’elle. Il a l’air de la protéger et de la guider.

Suzy. – Je me demande quand ils vont cesser de tourner. J’arrête le magnétophone.

Peter. – Moi aussi.

Suzy. – Ici, surface. Peter, je branche le magnétophone.

Peter. – O.K.

Suzy. – 18 h 45. Ils tournent toujours. Ça risque de durer longtemps. Qu’est-ce que tu fais ?

Peter. – Je suis assis, je fume et je m’embête. Est-ce qu’ils sifflent ?

Suzy. – Oui, sans arrêt.

Peter. – En somme, ils se promènent et ils bavardent. Est-ce qu’il y en a un des deux qui siffle plus souvent ?

Suzy. – Oui : Ivan. Elle siffle assez peu.

Peter. – La conclusion est claire : il lui fait du plat et elle écoute.

Suzy. – (Il rit) J’arrête le magnétophone.

Peter. – Moi aussi.

Suzy. – Ici, surface, je branche le magnétophone pour enregistrer mon appel. 19 h 45.

Peter. – Autant. Je suis à moitié mort d’ennui, et qui plus est, j’ai faim. Ils tournent depuis une heure dix minutes. Il siffle toujours ?

Suzy. – Toujours.

Peter. – Quel baratin il lui fait !

Suzy. – Je n’aurais pas cru que le stade du flirt durerait si longtemps.

Peter. – Ne sois donc pas si impatiente.

Suzy. – (Il rit.) Je crois qu’il vaux mieux que j’arrête mon magnétophone. Mais tu peux continuer à me parler.

Peter. – O.K.

Suzy. – Ici, surface. Je te passe Michael, il est vingt heures.

Peter. – Je te rejoins à la salle à manger dès que Lisbeth apparaît. Allô, Michael, tu vas être déçu. Ils tournent depuis une heure vingt-cinq. Ce ne sont pas des nouveaux mariés, ce sont des coureurs de fond…

Michael. – (Il rit.) Rien d’intéressant ?

Peter. – Si, au début. L’approche était intéressante. Voici Lisbeth. Je te la passe.

Lisbeth. – Ici hublot. Quoi de neuf ?

Michael. – Ici, surface. D’après Peter, ils tournent comme ça depuis une heure vingt-cinq.

Lisbeth. – C’est gai. (Un silence.)

Michael. – Ils sont gentils, ils ont l’air très copains.

Lisbeth. – Ils me donnent le vertige. J’espère qu’ils ne vont pas tourner comme ça pendant deux heures. (Un silence.) J’arrête le magnétophone.

Michael. – Moi aussi.

Lisbeth. – Ici, hublot. 20 h 25.

Michael. – Ici, surface.

Lisbeth. – Ivan vient de faire un démarrage et elle l’a rattrapé.

Michael. – Observation confirmée. Ils manifestent un peu d’agitation. La ronde n’a plus cette petite allure pépère du début. (Un silence.) Le ciel vient de s’éclaircir, il y a une lune. Il fait plutôt bon.

Lisbeth. – Tu as de la chance.

Michael. – Si tu veux, on peut permuter. Je prends le hublot et tu prends la surface.

Lisbeth. – J’apprécie ton tact, mais je suis très bien où je suis.

Michael. – Ce n’est pas une raison pour me rembarrer.

Lisbeth. – Je ne te rembarre pas.

Michael. – Oh, si… J’essayais seulement d’être gentil avec toi.

Lisbeth. – Je n’en vois pas la nécessité.

Michael. – Merci. (Un silence). Écoute, Lisbeth, si tu voulais faire équipe avec quelqu’un d’autre, tu n’avais qu’à me le dire, je ne me serais pas vexé.

Lisbeth. – Dis-toi bien que je n’ai aucune préférence. Autant toi qu’un autre.

Michael. – Tu es aimable.

Lisbeth. – Je m’excuse, mais je vous trouve exaspérants, avec vos insinuations.

Michael. – Qui, « vous » ?

Lisbeth. – Toi, Sevilla, les autres… Vous mettez du sexe partout.

Michael. – Toi pas ? Tu as de la veine.

Lisbeth. – En tout cas, je ne vois pas pourquoi je devrais faire équipe avec un garçon pour observer des dauphins.

Michael. – Tu préférerais faire équipe avec une fille ?

Lisbeth. – Qui a dit ça ?

Michael. – Après tout, il n’y a que deux sexes.

Lisbeth. – Toujours le sexe ! Cette conversation est idiote, je la coupe.

Michael. – Ici, surface. Allô, Lisbeth, je branche le magnétophone, 20 h 30.

Lisbeth. – Moi aussi.

Michael. – Je crois qu’Ivan vient de prendre la posture en S.

Lisbeth. – Je n’ai rien vu.

Michael. – J’ai pu me tromper. Ça c’est passé très vite. (Un silence.) Ça va mieux ?

Lisbeth. – Ça ne va pas mieux, ça va, merci.

Michael. – Regarde, cette fois, il n’y a pas à se tromper.

Lisbeth. – En effet.

Michael. – Ça doit représenter un bel effort musculaire pour un dauphin de tordre son corps en S…

Lisbeth. – Je le trouve ridicule.

Michael. – Pas plus que le pigeon quand il fait le beau devant une pigeonne.

Lisbeth. – Je me demande combien de secondes il est capable de maintenir la pose.

Michael. – Je viens de prendre son temps : deux secondes huit dixièmes.

Lisbeth. – J’ai pris une photo. J’ai remarqué qu’il repliait ses nageoires latérales.

Michael. – Je n’en étais pas sûr. (Un silence.) Va savoir pourquoi c’est cette posture-là, plutôt qu’une autre, que les dauphins considèrent comme séductrice.

Lisbeth. – Que fait le coq ? Je ne me souviens pas.

Michael. – Il tourne autour de la poule en déployant une de ses ailes et en la laissant traîner jusqu’à terre pour lui montrer comme il est bien habillé.

Lisbeth. – Quelle comédie ! Ils recommencent à tourner. J’arrête mon magnétophone.

Michael. – Moi de même.

Lisbeth. – Ici, hublot. 20 h 45. Tu vois Ivan ?

Michael. – Assez mal.

Lisbeth. – Il vient de se placer sous Bessie, la tête au niveau de ses nageoires.

Michael. – Je ne le vois pas. Bessie me le cache.

Lisbeth. – Michael ?

Michael. – Oui.

Lisbeth. – Très curieux. Elle lui caresse la tête avec ses nageoires.

Michael. – Tu es sûre ?

Lisbeth. – Absolument. Attends, je prends une photo. Ça y est.

Michael. – Quel genre de caresse ?

Lisbeth. – Comment, quel genre de caresse ?

Michael. – Tu as tout à apprendre : vive ou douce ?

Lisbeth. – Merci pour tes enseignements.

Michael. – Alors ?

Lisbeth. – Douce.

Michael. – Tu vois ses yeux ?

Lisbeth. – Il les ferme. Est-ce qu’il émet un son ?

Michael. – Non, aucun. J’ai pris du champ, je me suis mis à plat ventre et j’ai réussi à la voir. Elle le caresse avec beaucoup de douceur. C’est assez touchant, je trouve. Dans un instant il va se mettre à ronronner.

Lisbeth. – Tu tombes dans le sentiment.

Michael. – Non, mais je suis étonné. J’avoue que je n’aurais pas attendu tant de tendresse de la part de deux bêtes.

Lisbeth. – Je ne vois pas de raison de s’attendrir. (Un silence.) Ils reprennent leur ronde. J’arrête mon magnétophone.

Michael. – Moi aussi.

Lisbeth. – Ici, hublot. 21 h 30. J’ai compté trois postures en S.

Michael. – Exact. Voici les temps : deux secondes quatre dixièmes, deux secondes six dixièmes, trois secondes. À 21 h 25, il lui a mordillé la caudale.

Lisbeth. – Cela m’a échappé. Attention ! il se place au-dessus d’elle.

Michael. – Je les vois en me baissant, mais pas très bien. Que fait-il ?

Lisbeth. – Comme précédemment, sauf que les rôles sont inversés. C’est lui qui lui caresse la tête avec ses nageoires.

Michael. – Il y a de la méthode dans leur folie…

Lisbeth. – J’ai entendu ça quelque part.

Michael. – Hamlet.

Lisbeth. – Elle paraît assez énervée. Oh, je m’y attendais, elle démarre.

Michael. – Il la poursuit.

Lisbeth. – Nouvelle caresse.

Michael. – Ça m’a paru assez confus. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Lisbeth. – Au moment de la rattraper, il est passé au-dessous d’elle, il s’est mis sur le dos, et il s’est frotté à elle d’un bout à l’autre en la dépassant. Ceci fait, il s’est remis en position normale.

Michael. – C’est une caresse qui m’a l’air bien acrobatique.

Lisbeth. – Attention, elle redémarre.

Michael. – Probablement pour l’inciter à recommencer. Je vais me baisser pour essayer de voir quelque chose.

Lisbeth. – Ça y est.

Michael. – -Cette fois-ci, j’ai vu. C’est très beau, la façon dont il se retourne pour se glisser contre elle. C’est très beau, très souple.

Lisbeth. – J’ai pris une photo.

Michael. – Elle redémarre, elle y prend goût.

Lisbeth. – Il recommence.

Michael. – On dirait que le rythme se précipite. Quelle énergie ! Ils sont infatigables. C’est très athlétique, l’amour chez les dauphins.

Lisbeth. – Michael ?

Michael. – Oui ?

Lisbeth. – Je te passe Bob.

Michael. – Déjà !

Bob. – Tu peux me résumer ?

Michael. – Postures en S, caresses, morsures, frottements.

Bob. – Rien de définitif ?

Michael. – Non. Je te passe Maggie. Vous arrivez quand ça devient intéressant.

Maggie. – Ici, surface. Bob, il est 22 h 03. J’ai l’heure juste.

Bob. – Je mets ma montre à l’heure.

Maggie. – Je vais te demander quelque chose. C’est très gentil à Sevilla de m’avoir mise dans l’équipe. Mais après tout, je ne suis pas zoologue, moi. Tu voudras bien me tuyauter, si quelque chose m’échappe ?

Bob. – Mais certainement.

Maggie. – Que fait Ivan ? Je le vois à peine à cause des remous.

Bob. – Il est passé sous Bessie et lui mord la caudale. Maintenant, il la lâche et saisit sa nageoire latérale droite dans la gueule.

Maggie. – Il me semble que Bessie plie le cou sur le côté pour essayer de lui attraper la queue.

Bob. – Exact. Il la lâche, il plonge il ouvre largement la gueule. Attends ! Il referme sa gueule sur la sienne.

Maggie. – Je suppose que c’est sa façon de lui fermer la bouche. (Il rit.)

Bob. – Est-ce qu’il émet des sons ?

Maggie. – Toute sorte de sons : jappements, sifflements, craquements, et même, par moments, quelque chose qui ressemble à un éclat de rire.

Bob. – Il lâche la prise, il prend du champ. Non, c’était une feinte ; il revient… Il saisit à nouveau sa nageoire dorsale et maintenant, il la lâche et lui mord la caudale.

Maggie. – Elle réussit à lui en faire autant.

Bob. – (Il rit.) Aucun d’eux ne veut lâcher prise ; ils tourbillonnent dans l’eau comme deux catcheurs. As-tu vu deux dauphins mâles se battre ?

Maggie. – Non.

Bob. – Ce sont les mêmes prises, mais les morsures sont sérieuses. Ils se font des blessures terribles ; au bout de peu de temps, l’eau se teinte de sang.

Maggie. – Je ne vois pas de sang.

Bob. – Non, mais quand ils passent près du hublot, je distingue quand même sur les nageoires les traces des coups de dent. (Un silence.) Je suppose que, pour être érotique, la morsure doit être à la limite de la vraie douleur.

Maggie. – On dirait qu’ils se calment. Ils tournent autour du bassin, Bessie à l’intérieur.

Bob. – Ils récupèrent après leur catch. (Un silence.) J’arrête le magnétophone.

Maggie. – Moi aussi.

Bob. – Ici, hublot. 22 h 45. Ivan vient de se glisser sous Bessie et lui caresse la fente ventrale du bout de sa nageoire.

Maggie. – Je note qu’elle a une seule fente ventrale et lui, deux.

Bob. – La femelle groupe les parties génitales et l’anus sous une seule fente. Le mâle a deux fentes ventrales, l’une pour l’anus, l’autre pour le pénis. Attention ! Il prend du champ. Bessie le rattrape et se place sous lui. Elle donne des petits coups dans la fente génitale d’Ivan avec le bout de son museau » et la mordille.

Maggie. – Nouvelles morsures sur tout le corps. Est-ce que nous devons décrire à nouveau toutes ces morsures ? Ce sont les mêmes.

Bob. – Non. Ils se remettent à tourner. C’est le retour au calme. Les phases calmes succèdent aux moments frénétiques.

Maggie. – Je peux en profiter pour te poser une question ?

Bob. – Tu peux.

Maggie. – Une question que j’ai toujours eu envie de te poser : es-tu catholique ?

Bob. – Non. Pas encore. Mais je suis très attiré.

Maggie. – Qu’est-ce qui t’attire dans le catholicisme ?

Bob. – La discipline et la confession.

Maggie. – Je ne suis pas sûre de bien comprendre.

Bob. – De toute façon, ce n’est pas le moment d’en discuter.

Maggie. – Mais puisqu’il n’y a rien à noter…

Bob. – Précisément. J’arrête le magnétophone et je vais fumer une cigarette.

Maggie. – Ici, surface. 23 h 35. Ils recommencent à s’agiter.

Bob. – Oui, je vois. Bessie se glisse sous Ivan, Ivan s’immobilise, et elle lui mordille sa fente ventrale. Il a une érection. Je prends une photo. C’est la première fois que j’en vois une si distinctement et de si près. Très intéressant.

Maggie. – Qu’est-ce qui est intéressant ?

Bob. – Je n’ai pas dit que c’était intéressant.

Maggie. – Tu viens de le dire.

Bob. – Mais non.

Maggie. – Je te demande pardon. Repasse ta bande de magnétophone, tu verras bien.

Bob. – Écoute, cesse de me tarabuster, veux-tu ?

Maggie. – Ne te fâche pas. J’essaye de m’instruire. Comme je t’ai fait remarquer, je ne suis pas zoologue.

Bob. – Je ne me fâche pas. (Un temps) Et je ne refuse pas de te documenter. Comme tu as pu le noter, l’érection est instantanée.

Maggie. – Et chez d’autres mammifères, elle ne l’est pas ?

Bob. – (Il rit.) Non.

Maggie. – Pourquoi ris-tu ?

Bob. – Mais je ne ris pas… Tu veux que je t’explique, oui ou non ?

Maggie. – Oui.

Bob. – Le pénis des dauphins a deux particularités. Primo : il n’est pas vasculaire, mais fibro-élastique. Cela veut dire qu’il n’y a ni grossissement ni allongement. Le pénis sort de la fente ventrale comme la lame d’un couteau à cran d’arrêt jaillit de son logement.

Maggie. – Cette image est de toi ?

Bob. – De Sevilla.

Maggie. – Eh bien, c’est intéressant.

Bob. – Ecoute, tu ne vas pas recommencer !

Maggie. – Mais qu’est-ce que tu as ? Ce que tu es susceptible ! Quand tu as ri à l’instant, je ne me suis pas fâchée.

Bob. – Je n’ai pas ri.

Maggie. – Mais si !

Bob. – Je te demande pardon, je n’ai pas ri.

Maggie. – Enfin, peu importe. Tu as dit : deux particularités. Quelle est la seconde ?

Bob. –La seconde, tu peux la voir. Le pénis n’est pas rectiligne, il est incliné de vingt degrés environ sur la gauche. C’est pourquoi Ivan en ce moment essaye d’aborder Bessie sur sa droite et perpendiculairement au sens de sa marche, en roulant un peu sur le côté. Regarde, pour qu’il réussisse à la prendre, il faudrait qu’elle ralentisse beaucoup et se tourne sur le côté gauche.

Maggie. –Elle n’a pas l’air de le comprendre.

Bob. – (Un silence.) C’est raté. 22 h 45.

Maggie. – Ils recommencent à tourner. Peut-être estime-t-elle qu’il ne lui a pas assez fait la cour.

Bob. – C’est une interprétation.

Maggie. (Un silence.) J’ai peine à comprendre que les hommes aient réussi à mêler le péché à ce genre de choses. Ça a l’air si innocent…

Bob. – c’est innocent chez les dauphins. Pas chez nous.

Maggie. – Pourquoi ?

Bob. – -Ça serait trop long à expliquer.

Maggie. – Tu as dit que tu étais attiré par la confession catholique. J’avoue que là non plus je ne comprends pas.

Bob. – À mon avis, c’est une grande chose de pouvoir dire ce qu’on est et ce qu’on fait à quelqu’un qui vous pardonne.

Maggie. – Mais c’est ça, précisément, qui me paraît dangereux : que quelqu’un vous pardonne. C’est comme si on plaçait sa conscience en dehors de soi.

Bob. – Tu es une puritaine. Ton Dieu, ce n’est pas Dieu. C’est ta conscience.

Maggie. – Mais non, pas du tout. Je ne suis pas du tout puritaine.

Bob. – Écoute, ce n’est pas le moment de parler de ça. On reviendra là-dessus. (Un silence). Ils sont calmes. Je vais en profiter pour fermer mon magnétophone et aller chercher mes cigarettes. Je n’en ai plus.

Maggie. – O.K.

Bob. – Ici, hublot. 23 h 50. Nouvelle séance de catch, de morsures et de mordillements. On ne va pas la décrire, mais je vais chronométrer sa durée.

Maggie. – À mon avis, les moments calmes sont bien plus longs que les moments intenses.

Bob. – Sûrement. Sans cela, ils seraient épuisés. Regarde-les ! Quelle frénésie !

Maggie. – En un sens, ça fait plaisir à voir. Ils ont l’air si content ! Ils ont l’air de rire.

Bob. – Tu interprètes.

Maggie. – Est-ce qu’ils ne sont pas encore plus frénétiques que tout à l’heure ? Est-ce qu’il n’y a pas un crescendo ?

Bob. – Oui, je crois, mais c’est difficile à évaluer.

Maggie. – Quelle énergie ! Penser qu’il est minuit et que cette séance dure déjà depuis six heures ! La vitalité de ces bêtes est incroyable. Bob, je te passe Arlette.

Arlette. – Bob ? Pouvez-vous me faire un résumé ?

Bob. – Excusez-moi, je suis en train de le faire à Mr. Sevilla.

Sevilla. – Ici, hublot. 0 h 03.

Arlette. – Ici, surface. 0 h 03.

Sevilla. – La séance de morsures dure depuis 23 h 50. Une érection à 22 h 45, mais pas de panade. Elle ne s’y est pas prêtée.

Arlette. – Est-ce qu’ils ont commencé les sauts ?

Sevilla. – Non, pas encore. Seulement les caresses et les morsures. (Un silence.) Est-ce qu’ils émettent des cris ?

Arlette. – Des tas. Sans arrêt.

Sevilla. – Distinguez-vous chez Ivan des sons anglais ?

Arlette. – Non, aucun.

Sevilla. – -Comment définiriez-vous ces cris ?

Arlette. – Phonétiquement ?

Sevilla. – Non, humainement. Par analogie.

Arlette. – Je dirais que ce sont des cris enthousiastes. Bien entendu, c’est une interprétation.

Sevilla. – Vous connaissez mon point de vue. Il n’y a pas lieu, a priori, d’écarter l’interprétation anthropomorphique. C’est une erreur que de considérer l’homme comme un être différent, par essence, du mammifère supérieur. C’est l’orgueil de parvenu de l’homme qui l’amène à penser cela. (Un silence.) 0 h 10. Retour au calme. La séance de lutte et de morsures a duré vingt minutes.

Arlette. – Quelle vitalité !

Sevilla. – Oui, c’est admirable. De ce point de vue, c’est l’homme qui a dégénéré. (Un silence.) J’avoue que j’ai un peu le trac. J’ai peur que ça ne marche pas.

Arlette. – Il n’y a pas de raison. Ivan obéira à l’instinct.

Sevilla. – Il n’a pas obéi à l’instinct en ce qui concerne Mina. Il faut se rappeler qu’Ivan est un dauphin élevé par les hommes. C’est un Mowgli à l’envers. Et peut-être est-il déjà trop inhibé. Vous ne pouvez pas savoir comme je m’en veux de ne pas avoir organisé l’observation quand je lui ai amené Mina. J’ai cru que le succès allait de soi. C’est une faute. L’Erotique du dauphin est probablement aussi complexe que celle de l’homme, j’en suis maintenant convaincu.

Arlette. – Si nous avons commis une erreur, elle nous a du moins appris quelque chose. Ai-je besoin de vous rappeler que le succès est fait d’une série d’échecs qu’on dépasse ?

Sevilla. – (Il rit.) Vous me taquinez !… Il y a une accalmie. J’arrête le magnétophone.

Arlette. – Ici, surface. 1 h 05. Ils commencent à s’agiter.

Sevilla. – Oui, je vois. Je pense que ça va marcher.

Arlette. – Pourquoi ?

Sevilla. – Il y a de l’amitié entre les deux bêtes. C’est visible dans les moments de calme.

Arlette. – Ils sont en train de redevenir frénétiques.

Sevilla. – Oui, il prend du recul et se précipite sur elle comme s’il voulait cogner sa tête contre la sienne.

Arlette. – N’est-ce pas ainsi qu’ils tuent les requins ?

Sevilla. – Oui. Mais dans la parade, la danse de mort devient ludique. Vous avez vu ? Au dernier moment, il l’a esquivée de justesse, et il a profité de son élan pour frotter son corps contre le sien sur toute sa longueur.

Arlette. – Je me demande ce qui arriverait si elle l’esquivait du même côté au même instant.

Sevilla. – Il n’y a rien à craindre. Cette frénésie est admirablement contrôlée. Regardez ! Il recommence.

Arlette. – C’est une caresse très violente.

Sevilla. – Oui. C’est une charge. Une charge meurtrière qui se termine en caresse.

Arlette. – Et quelle caresse ! On s’attendrait presque à voir des étincelles.

Sevilla. – Vous remarquez qu’au moment du frottement, il se tourne sur le côté. À mon avis, les sauts ne vont pas tarder à commencer.

Arlette. – Regardez ! Elle aussi, elle prend du champ, et elle s’élance à sa rencontre !

Sevilla. – À mon sens, elle désire doubler la force de la friction.

Arlette. – Ou simplement, avoir le sentiment de participer davantage.

Sevilla. – Je viens de prendre une photo. Quand les sauts commenceront, n’oubliez pas votre caméra.

Arlette. – Non. Une nouvelle charge se prépare. (Il rit.) J’admire la façon hypocritement paresseuse dont chacun d’eux se retire dans son coin avant la charge.

Sevilla. – Oui. Ils sont à la fois très excités et très détendus.

Arlette. – Ils redémarrent.

Sevilla. – Ils se catapultent littéralement l’un contre l’autre. Vous allez finir par voir vos étincelles…

Arlette. – J’ai pris une photo.

Sevilla. – Ils recommencent. Ils retournent dans leurs coins respectifs comme deux boxeurs.

Arlette. – Ils sont infatigables ! Oh, regardez ! Elle saute en l’air.

Sevilla. – Oui. Au moment où il allait l’atteindre, elle s’est dérobée. Elle a bondi hors de l’eau.

Arlette. – Quel est l’intérêt ?

Sevilla. – Ce n’est qu’une variante. Quand elle est retombée, il s’est arrangé pour être sur son point de chute et se frotter à elle tout le temps de la replongée.

Arlette. – Je suppose que la caresse est encore plus violente.

Sevilla. – D’autant plus que, de son côté, il démarre du fond vers le haut. Ils se croisent à mi-chemin. On dirait un ballet. C’est très beau.

Arlette. – Je n’ai pas pu voir à cause de la gerbe » Bessie m’a terriblement éclaboussée.

Sevilla. – Voulez-vous le hublot ? Je vous remplacerai à la surface.

Arlette. – Non, non. Prenez des photos du ballet sous-marin. Vous les prenez mieux que moi. Et j’ai un avantage sur vous : j’entends les cris.

Sevilla. – Quel genre de cris ?

Arlette. – Du délire.

Sevilla. – Ils retournent dans leurs coins.

Arlette. – Je prépare ma caméra. (Un silence.) Magnifique ! Ils ont sauté tous les deux. Hou !

Sevilla. – Qu’y a-t-il ?

Arlette. – Ils m’ont trempée de la tête aux pieds. Je ruisselle.

Sevilla. – Allez vite vous changer.

Arlette. – Non, non ! Pas pour un empire. C’est très exaltant. Vous les voyez ? Vous voyez leurs têtes ? Ils rient. Ils rient aux anges. Ils ont l’air si heureux, ils me donnent envie d’être à leur place.

Sevilla. – J’étais en train de me faire la même réflexion. (Un silence). Il est 1 h 25.Il y a vingt minutes qu’ils maintiennent ce paroxysme. Ils ont un cœur et des muscles d’acier !

Arlette. – Ils sont en train de passer aux morsures.

Sevilla. – La phase finale approche. C’est généralement après les sauts et les frottements les plus violents que la parade se produit. Voyez, elle lui mordille la fente ventrale, l’érection est instantanée, il la poursuit.

Arlette. – Quelle idiote, elle n’a pas l’air de comprendre qu’elle doit ralentir et rouler sur le côté gauche.

Sevilla. – Si, elle ralentit.

Arlette. – Mais pas assez, je crois.

Sevilla. – Elle ralentit, et maintenant, elle roule sur le côté.

Arlette. – Il la rejoint. Est-ce qu’il fait une tentative ? Vous savez, en surface, je ne vois pas grand-chose.

Sevilla. – Il y a eu contact répété, mais pas intromission.

Arlette. – Ils remontent à la surface pour respirer. Ils vont recommencer, je crois.

Sevilla. – Oui. Les tâtonnements recommencent. (Un silence.) Sans succès.

Arlette. – Je commence à penser que l’eau n’est pas un milieu idéal pour une parade amoureuse.

Sevilla. – Sûrement pas. Ils doivent nager pendant toute l’opération, respirer de temps à autre à la surface, ils ne disposent pas de point d’appui, et bien entendu, ils n’ont pas de mams. Imaginez un manchot des deux bras essayant de faire l’amour dans deux mètres d’eau.

Arlette. – J’ai 1 h 35 à ma montre. Avez-vous pris des photos ?

Sevilla. – Non, pas encore. Voudriez-vous venir ici ? S’il y a une intromission, je voudrais que vous chronométriez et, pendant ce temps-là, je prendrai des photos.

Arlette. – Je viens.

Sevilla. – (Un silence.) Prenez mon chrono. Vous savez vous en servir ?

Arlette. – Oui.

Sevilla. – Il recommence. De nouveau, les contacts répétés. (Un silence.) Ça y est. Enfin.

Arlette. – 1 h 46.

Sevilla. – J’ai pris de bonnes photos. Quel est le temps de la parade ?

Arlette. – Seize secondes cinq dixièmes.

Sevilla. – Voilà qui est précis. J’aime bien les cinq dixièmes ! (Il rit.)

Arlette. – (Il rit.) Vous m’avez demandé de prendre le temps. Il faut être précis…

Sevilla. – Mais vous avez tout à fait raison. Ils se remettent à tourner autour du bassin, heureux et hilares ! Quelles bêtes ! Je suis plus fatigué qu’elles.

Arlette. – Moi aussi !

Sevilla. – Et en plus, vous ruisselez !

Arlette. – Je cours me changer et je vous fais une tasse de café.

Sevilla. – Pendant ce temps, je réveille Peter et Suzy.

Arlette. – Je suis éreintée. (Il rit.)

Sevilla. – Vous êtes superbe. Avec vos cheveux en auréole autour de votre tête, on dirait une Vénus qui sort de l’eau… Vous savez, celle de Botticelli.

Arlette. – Oh, merci, merci ! Quel gentil compliment ! J’ai au moins un point commun avec elle : je suis trempée !

Sevilla. – Courez vous changer. Pendant ce temps-là, c’est moi qui ferai le café. J’ai besoin d’une tasse de café.

Arlette. – Moi aussi. Et en plus, j’ai envie de parler, parler…